Un code de la mise en pages

Henri de Montrond
Communication et langages,

CC-BY-NC-ND

Il existe déjà un code typographique...

Avant d'aborder ce code de mise en pages, il faut rappeler qu'il prend la suite d'un autre code auquel nous nous soumettons totalement 1.

Il existait jusqu'à ce jour un code typographique sur lequel l'ensemble de la profession de l'imprimé se trouve en parfait accord. Le caractère traditionaliste de cette profession en a certainement facilité la transmission. Dans toute imprimerie de presse ou de labeur, il se trouvera toujours un chef d'atelier (on l'appelait jadis le prote) pour défendre les principes sacro-saints du code typographique. Et ce que nous disons du prote, souvent nous pouvons l'affirmer de la plupart des typographes qui ont acquis cette discipline du bien-écrire en même temps qu'ils s'exerçaient aux gestes professionnels.

Cependant, ces dernières années, une désaffection semblait se dessiner à l'égard du code et cela pour des raisons différentes : l'arrivée dans la profession de nouveaux venus plus esthètes que grammairiens — nous en reparlerons par la suite. Ils apparurent au typographe comme des trouble-fête bousculant les habitudes professionnelles. Celui-ci commença par s'entêter dans ses principes, mais souvent, de guerre lasse, renonça à son « catéchisme ».

Une autre nouveauté vint faire échec très indirectement à la structure d'airain du code typographique : la photocomposition. Voilà qu'une nouvelle venue en blouse blanche et aux doigts peints, jeune claviste sortant d'une école de dactylographie, prenait place dans l'imprimerie, pour ne pas dire qu'elle prenait la place du typographe en salopette, manches relevées et mains graisseuses, manieur de plomb mais porteur d'un héritage. Nous ne voulons pas sous-entendre ici que les jeunes informaticiennes méprisent la sagesse des traditions linguistiques de l'imprimeur, mais simplement que leur formation différente risque de les laisser en deçà de cette science empirique et quasi amoureuse du disciple de Gutenberg.

... Il n'existe pas de code de mise en pages

Devant le risque d'une déperdition de la transmission du code typographique, certains responsables se sont alarmés et c'est ainsi que le C.P.J.2 accueillait une commission d'imprimeurs, de journalistes, de graphistes et de fondeurs pour simplifier le code, espérant ainsi ne pas trop décourager les nouvelles recrues devant l'apparente jungle que représente le code pour un débutant.

Il avait été précédé par l’École de Lure, association de graphistes que l'on connaît pour son souci des problèmes de la typographie. On y décidait en 1975 de recevoir un atelier qui aurait pour tâche la simplification éventuelle du code. Or les discussions préparatoires à cette démarche firent apparaître une nécessité plus grande encore et plus immédiate, celle d'acquérir un même langage dans le domaine de la mise en pages, et c'est ainsi qu'abandonnant à d'autres la poursuite du premier objet ils décidèrent une enquête dont nous allons vous retracer les étapes.

Un nouveau-né: le graphiste

Nous ne voulons pas développer ici le phénomène pourtant fort intéressant de la prolifération des exigences graphiques ces trente dernières années : c'est un autre propos. Nous signalons simplement l'« intrusion » à l'imprimerie de ce nouveau partenaire, le graphiste fanatique du visuel, qui véhicule avec lui quelquefois l'insolence de ses convictions. Dans ses relations avec les hommes du plomb, il acquerra souvent, de façon empirique, les bribes d'un jargon dont il ignore encore les subtilités.

Et, quand nous parlons de jargon, c'est sans aucun mépris, nous pourrions aussi bien dire « langue professionnelle », tant il est vrai que chaque vrai métier véhicule avec lui un langage propre, souvent séculaire, réservé aux seuls initiés.

Ce même graphiste fréquente simultanément une autre officine qui s'appelle photogravure, industrie plus récente, née, son nom l'indique, d'une autre découverte presque aussi révolutionnaire que celle de Gutenberg ; autres techniques, autre jargon, mais celui-ci moins unanime et souvent très fantaisiste.

Des spécialistes s'interrogent

Tout cela explique que, lorsqu'à Lurs, en Provence, au pied de la montagne de Lure, sous les amandiers, au cours de colloques vespéraux, quelques dizaines de graphistes rassemblés évoquèrent les termes respectifs de leur langage professionnel, l'on put se croire pour quelque temps à Babel : à la stupeur générale, chacun s'aperçut que la même consigne pouvait être donnée en des termes totalement différents d'où, l'on s'en doute, le risque de confusions, aux conséquences parfois graves, dans une industrie comme celle de l'imprimerie.

Se trouvaient là rassemblés des spécialistes de plusieurs nationalités : Français, Canadiens, Suisses, Italiens, Belges, Anglais ; tous furent intimement persuadés de la nécessité d'un ajustage collectif d'une langue professionnelle qui était encore en gestation : ils venaient de décider la création d'un code de mise en pages.

Il est bien entendu, écartons dès maintenant toute équivoque, qu'il ne s'agissait aucunement de définir une méthode quelconque d'architecture de la page, mais de dresser une liste aussi exhaustive que possible des consignes que le graphiste doit transmettre simultanément aux imprimeurs et aux photograveurs.

Cette liste devait répondre aux gestes les plus usuels, les plus urgents (viendraient ensuite les nuances). Voici la première liste telle qu'elle fut dressée après une semaine de confrontations : composition normale d'un texte en lignes égales ; composition d'un texte en lignes inégales, celles-ci étant alignées sur la gauche ou sur la droite ; composition d'un texte en lignes inégales mais centrées. Voilà pour les consignes à transmettre à l'imprimeur.

Comment signifier les consignes ?

Lorsqu'on sait que de telles consignes doivent souvent être exécutées dans les minutes qui suivent, s'il s'agit, par exemple, de la presse quotidienne, qu'elles peuvent être données par téléphone dans des cas d'extrême urgence ou enfin, quelquefois, transmises par-delà les frontières, étant donné, depuis quelques années, la multiplicité des échanges internationaux, on n'eut pas de peine à conclure qu'au-delà du vocabulaire il était très souhaitable de se mettre d'accord sur des signes.

Un signe se doit évidemment d'être d'un tracé simple et rapide, sans équivoque, ne se rapprochant donc pas des formulations déjà existantes, et — puisqu'il s'agit souvent, en la circonstance, d'aller vite et de gagner du temps — de découler d'un geste de plume ou de feutre.

Quatre signes furent donc proposés dans un formulaire qui devait être distribué dans la profession au cours de l'année 1975-1976. Il en fut de même pour cinq autres signes portant sur les opérations de photogravure. Chacun de ces signes portait un qualificatif également proposé parmi ceux qui avaient paru les plus usuels, disons les plus fréquents.

Dans le désordre

Le propre de la démarche menée par les Compagnons de l’École de Lure était de dégager des constantes afin de proposer à l'usage collectif sinon les formules les plus usitées, au moins les plus logiques. Or il a paru, en fin de compte, que le bon sens est peut-être finalement « la chose du monde la mieux partagée ». En effet, les propositions, résultat d'une démarche en milieu fermé, furent, pour certaines, contredites dans les réponses de l'enquête professionnelle plus exhaustive3. Il est peut-être nécessaire de commenter quelque peu, les uns à la suite des autres, les signes que nous proposons plus bas.

Texte en pavé

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  1. La colonne de texte traditionnellement utilisée dans nos journaux ou dans nos livres (ici même) pourrait, à la rigueur, se passer d'une formulation, tant elle est courante et d'un usage habituel. Le terme le plus courant (nous ne disons pas le seul, loin de là) est le pavé.

La copie sera annotée par le signe multiplié par (y) suivi de la justification souhaitée (en termes profanes, la longueur de la ligne traduite en mesure typographique)

Le graphiste sur sa maquette, l'exprimera par une flèche bicéphale délimitant le début et la fin de la ligne, comme le ferait un menuisier pour indiquer la hauteur et la largeur d'une pièce de bois. À noter, c'est un détail qui a son importance, que la pointe des deux flèches sera tracée comme un petit triangle et non remplie pour ne faire illusion en aucune façon avec telle flèche réelle, décorative ou explicative, qui pourrait intervenir dans un texte.

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Pour ceux que cela pourrait intéresser, qu'ils sachent que l'amplitude de la colonne de texte ainsi amorcée, colonne de journal ou paragraphe d'article, sera signifiée par le graphiste à l'imprimeur par un méandre rapidement tracé à la main, qui part de la première ligne verticalement pour descendre jusqu'à son point extrême, calculé par le graphiste ou à déterminer, dans certaines conditions, par l'imprimeur selon leur accord ; dans ce cas, l'extrémité de la flèche s'arrêtera en cours de route, suivie de trois points de suspension.

Lignes inégales

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  1. La colonne de texte bien équerrée à gauche, se terminant en dents de scie sur la droite : nous évoquons ici un mode de composition usité plutôt dans les pages de publicité. Soit dit en passant, ce mode de composition, s'il est peu habituel dans l'imprimé français, est d'ores et déjà courant dans les revues Scandinaves, par exemple ; il a le mérite de dresser des colonnes de texte beau coup moins monolithiques en regard d'illustrations souvent équerrées elles- mêmes à outrance, mais ce n'est pas notre propos.

Le signe proposé, qui figurera aussi bien sur le texte manuscrit, préparé à partir pour l'imprimerie, que sur la maquette, sera une flèche appuyée sur la verticale de l'alignement, à droite ou à gauche, selon les cas, et partant vers la gauche ou vers la droite respectivement (voir croquis ci-contre).

Il est intéressant de constater que c'est sur ce point que l'unanimité a eu le plus de mal à se faire. La loi du grand nombre l'a emporté qui manifestait une logique plus gestuelle que verbale, ce qui est normal pour des graphistes, le qualificatif retenu étant : aligné à gauche, ou : aligné à droite, ce qui paraît couler de source, mais qui fit couler beaucoup d'encre4.

Lignes centrées

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  1. Reste à définir, à signifier la colonne de texte symétriquement découpée sur |a gauche et sur la droite, forme de composition plus courante. Nous parlerons de lignes centrées, et le graphiste, sur le manuscrit qu'il prépare pour primeur, utilisera une flèche bicéphale pointée en son milieu. Sur sa maquette, il tracera le même signe, mais qui, cette fois, ne jouxtera pas les deux extrémités maximales de son gabarit (voir ci-contre). Il est à remarquer que cette composition trouva sans difficulté sa formulation et presque à l'unanimité5.

Avant de conclure, nous allons tout de même passer en revue quelques autres signes (ils font partie eux aussi du code de mise en pages) qui s'adressent aux photograveurs.

Ils figureront souvent sur les mêmes maquettes que les précédents, car nombre d'imprimeurs sont actuellement équipés en photogravure et, de toute façon, au sein du journal, pour longtemps encore, tout se passera en un même lieu.

C'est d'ailleurs à des journalistes6 que nous en devons la primeur: ils ont été les premiers à ressentir la nécessité de cette formulation d'un code.

Il est fort possible que les usagers soient quelque peu déçus par leur graphisme manquant de simplicité. Qu'ils s'inte rrogent eux-mêmes et qu'ils sachent enfin que plusieurs années de recherches col lectives ont donné le résultat que voici :

Codification des titres

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  1. Une lettre blanche doit apparaître sur un fond noir ou sur un fond de couleur : nous parlerons d'une lettre, d'un titre en réserve, et le signe proposé sera un carré blanc dans un carré noir (voir ci- contre). Le terme « en réserve », qui, lui aussi, connaît beaucoup de synonymes, est le moins équivoque, et il facilite les explications subtiles. On parlera d'un titre en réserve dans le noir, mais aussi bien d'une réserve dans la couleur ; on pourra même préciser en quadrichromie. Un exemple : titre en réserve dans le rouge et dans le jaune si on le souhaite bleu, etc.

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  1. Ce même titre doit figurer sur un fond gris : nous parlerons d'une réserve sur trame, et ce terme de trame sera toujours et fatalement accompagné du pourcentage correspondant au gris que l'on veut obtenir (à la couleur descendue s'il s'agit de couleur). Cela peut apparaître comme une lapalissade ; cependant, il est important d'insister sur le fait que le pourcentage correspondra désormais au résultat imprimé que l'on souhaite. Pour cette opération, le graphisme sera un petit carré blanc apparaissant sur des hachures (voir ci-contre).

Les lecteurs qui seraient surpris de notre insistance ignorent les malentendus qui peuvent naître des opérations de photo gravure passant par un négatif avant d'obtenir le positif et réciproquement.

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  1. Le titre doit apparaître en noir sur un fond gris ou sur un fond de couleur atténué. La formulation, cette fois, est sans équivoque : trait sur trame, et son graphisme : un carré noir sur un hachuré (voir ci-contre).

Pourquoi trait ? Cette expression, qui paraît agréée de tous, est réservée à toute forme de cliché non tramé.

Nous nous excusons auprès des lecteurs étrangers à ces techniques de photo gravure, ils risquent tout à coup, faute d'explications suffisantes, de perdre le fil de notre propos. Ils comprendront que nous ne pouvons pas ici développer un exposé sur la photogravure, mais nous en avons presque fini avec ces subtilités professionnelles.

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Qu'il nous soit permis d'évoquer très rapidement les deux derniers signes du code dans leur état actuel : le cliché trait, s'il faut le distinguer plus particulière ment, sera indiqué sur la maquette par une transversale, alors que le cliché tramé (simili, tel est son nom) sera indiqué par l'entrecroisement de deux diagonales.

Comme nos lecteurs l'ont compris, la définition de ce code de mise en pages a été le fruit d'une recherche collective. Si l'on ne peut encore parler d'un consensus absolu, il faut toutefois admettre que la logique et le bon sens ont été les perpétuels points de référence d'abord des enquêteurs (ils furent tous des membres de la profession : imprimeurs, photograveurs, journalistes et graphistes), des rédacteurs enfin, réunis de nouveau en session internationale aux colloques annuels de l’École de Lure.

Ce code de mise en pages s'adresse pour le moment aux pays de langue française. Dans un avenir que nous espérons pas trop lointain, il se confrontera avec les propositions des pays de langue anglaise et allemande au sein de l'association inter nationale qu'est l'Atypi. En effet, il est intéressant de constater qu'au moment où démarrait en France cette enquête, en Angleterre et en Pologne des initiatives du même genre prenaient le départ.

Il est certain que, dans un premier temps, les familiers de l'imprimerie et de la photogravure qui ne retrouveront pas exactement le recueil de leurs habitudes marqueront une certaine réticence à l'utilisation de ces signes, mais il est fort probable qu'à la longue, la nécessité l'emportant, beaucoup d'entre eux se rallieront à cet usage.

Nous sommes persuadés qu'avant même que cette génération ne transmette son outil à celle de ses fils elle se sera familiarisée avec un langage que ceux-ci auront appris à l'école. S'il est un univers que nous n'avons pas évoqué : celui des informaticiens, c'est parce que nous savons que leurs problèmes sont d un ordre particulier ; leurs instruments respectifs ont leur propre formulation, mais, sur les lieux où nous sommes appelés à nous rencontrer — cela aussi, nous le savons d'expérience — , ils ont toujours souhaité ajuster les longueurs d'onde et parler le langage de leurs « clients ».

Pour conclure, il faut évoquer une réflexion qui paraphait la réponse d'un graphiste à l'enquête ; celui-ci résumait en quelque sorte l'assentiment unanime des autres : « Le langage significatif de ce code facilitera considérablement nos rapports professionnels, c'est évident, mais il ne remplacera jamais l'"apprivoisement" nécessaire entre deux partenaires qui souhaitent devenir des collaborateurs. »

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  1. Nous ne rappellerons pas ici les signes typographiques traditionnellement reçus et que tous les usagers sont censés connaître. Toutefois, il est peut- être utile de signaler que l'Ignia a édité un parfait instrument : Préparation de la copie et Correction des épreuves, de Damier Auger (Paris, coll. « Espace », 140, rue de Rivoli). 

  2. C.P.J. : Centre de perfectionnement des journalistes. 

  3. Ici, nous introduirons une petite parenthèse quant aux résultats de l'enquête canadienne qui fut parallèlement menée. Que nos amis québécois ne nous en veuillent pas pour cette remarque : est-ce, chez eux, la manifestation d'un sens inné de la discipline ? À 90 %, leurs réponses furent un acquiescement sans réserve qui les met actuellement en contradiction avec le code définitif. 

  4. En effet, avant d'en arriver à cette simplicité, ou même à cette lapalissade, il fallut énumérer, analyser, soupeser puis écarter de nombreuses expressions dont certaines très fantaisistes. Pour donner une idée de la fantaisie de vocabulaire qui sévit dans la profession, nous ne citerons ici que quelques synonymes usités : ligne brisée, au fer, en dents de scie, en sommaire brisé, au fer américain, lignes inégales, bouzillé droite ou gauche, en drapeau. Les usagers de la profession ne nous contrediront pas.
    Qu'ils soient assez modestes pour accepter en la circonstance la loi du grand nombre, nous finirons par éviter ainsi une foule de malentendus souvent constatés lorsqu'il est trop tard, 

  5. Elle est usitée depuis les origines, dans le titrage du livre en particulier. 

  6. C'est à l’École de journalisme de Lille, et en particulier à l'un de ses éminents professeurs, Pierre Laugié, que nous devons l'ébauche de ces signes. Il est secondé à la « Croix du Nord » par Claude Corvisart qui fut l'un des premiers artisans de l'enquête.