Sur la typographie

Anthony Froshaug and Jean-François Caro (trad.)


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English
Manuscrit sans titre écrit en 1947, non-publié.
Le manuscrit est écrit à l'encre sur du papier artisanal: le travail d'un scribe, explorant des idées modernes avec d'anciens moyens de production. Bien qu'il y existe probablement un certain nombre de brouillons préparatoires, cela reste néanmoins un chef d'œuvre artisanal, mais réalisé rapidement. Le texte commence par "10 11 July 1947 1am", et conclut "5am".
C'est un des nombreux écrits sur ces thèmes de l'époque. Anthony Froshaug a alors commencé à imprimer à Londres, avant de s'installer en tant qu'imprimeur à temps plein à Cornwall.
Introduction par Robin Kinross

Dans le sillage de leurs prédécesseurs, tailleurs de pierre & scribes, les premiers imprimeurs tentèrent de produire des fac-similés exacts de livres manuscrits ; mais des fac-similés capables également d’être produits en plus grande quantité, plus rapidement & avec une plus grande précision. Le livre du xve siècle se vit dépossédé de ses schémas esthétiques et épistémologiques par les graveurs de lettres, les fondeurs de caractères, les compositeurs & les opérateurs sur presse. Grâce aux techniques contiguës de la papeterie, de l’encrage & de la reliure, les nouveaux imprimeurs finirent par s’imposer en tant que clients – non sans engendrer en retour une variante de la loi de Gresham.

Cependant, les premières attentes étaient élevées : du fait non seulement des exigences de chaque protagoniste dans un champ où l’objet à supplanter était admirable, mais aussi du fait du désir intrinsèquement humain, et que la société ne réprouvait pas encore, de fournir un travail responsable et soigné.

Comme de coutume lorsqu’une entité déjà formulée, telle que le livre, se voit pour la première fois produite en masse, on approche & envisage l’objet à fabriquer comme une entité complète ; on ne l’interroge ni le transforme, hormis lorsque les limites techniques le requièrent. Le livre n’a donc pas le moins du monde changé ou évolué depuis l’invention de l’imprimerie : les plus belles réalisations techniques datent des cents premières années de son développement, et son histoire plus récente a été marquée par une évolution technique en termes de machinerie et une dépression sociologique en termes esthétiques. Tout comme une faille géologique nous dévoile l’histoire & la biologie de la terre en tant que pseudomorphe fixe, le livre est un pseudomorphe culturel de la société et de l’esthétique de son environnement.

Mais dans cette matrice, l’univers de Gutenberg, Coster, Faust & Schoeffer s’est adjoint de certaines croyances, motifs visuels & solutions qui, aussi implicites et informulés fussent-ils, n’en demeuraient pas moins essentielles. Le livre, au gré de plus de cinq cents ans de modifications, repose sur ces conventions elles-mêmes copiées sur son ancêtre le manuscrit. Avant l’invention de l’enregistrement inorganique, la pensée humaine se transmettait de bouche à oreille puis de cerveau à bouche, d’individu à individu. Le locuteur et l’auditeur s’inscrivaient dans un processus d’interaction mutuelle & de transformation d’idées conscientes & inconscientes : le créateur était la communauté, la chose créée organique, sujette à des mutations de génération en génération.

L’introduction des enregistrements gravés & écrits permit l’identification de leur créateur : ses idées devinrent des concepts inanimés, pétrifiés dès la naissance ; les enregistrements de ceux-ci devinrent anonymes ; leur destinataire, le lecteur, son propre interprète. Cet anonymat & cette pétrification permirent au créateur d’accéder à la vie éternelle ; la production de masse via l’imprimerie lui offrit l’ubiquité. Mais elle lui ôta la faculté d’interprétation & de collaboration.

Le lecteur, son interprète, implique un système symbolique lui permettant de recevoir les idées d’un autre ; il présuppose la constitution d’une expression isomorphe des idées & du discours. Mais l’alphabet n’exprime des idées que dans la mesure où celles-ci sont aptes à être verbalisées sous forme imprimée ou écrite.

Chaque lettre de l’alphabet est une entité complète, à l’instar de tous les chiffres de 0 à 9. Mais si 2 + 1 + 20 diffère d’un chiffre de 3 + 1 + 20, « bol » diffère de « col » sans qu’il n’y ait de rapport avec la contiguïté de c et de b sur l’échelle de a à z. Un mot constitue un tout, une gestalt, tout comme une constellation est davantage – ou autre chose – que la somme de ses étoiles. On catégorise une phrase ou une expression en une entité avec des signes de ponctuation ; un paragraphe avec d’autres règles.

Au sein d’un mot, chaque lettre est elle aussi assemblée selon des conventions particulières : en Europe, la gauche précède chronologiquement la droite. La gauche, c’est le passé, la droite, l’avenir. Il en va de même pour le haut et le bas de la page : le premier précède le second.

Sont également établies une ou deux conventions régissant l’intonation, ainsi que l’orthographe & la construction des phrases : le point d’exclamation, le point d’interrogation & les marques d’emphase. Puis, élément intrinsèque à toutes ces règles, émergea la forme esthétique, solution requise pour parachever la configuration ou la gestalt d’une manière structurellement satisfaisante pour l’esprit humain.

Ces conventions furent appliquées et oubliées bien avant l’invention de l’imprimerie : elles n’en demeuraient pas moins le problème. Si elles s’avéraient adaptées & acceptables pour les livres contenant des mots sans affect, agencés comme des pions dans un jeu, elles ne convenaient manifestement pas aux ouvrages où le son importait autant que le sens, comme dans toute œuvre littéraire. Pas plus qu’elles ne se prêtaient à l’expression de certaines idées scientifiques, particulièrement dans le domaine des mathématiques.

Lorsque les conventions sont inadaptées à la formulation des idées, on peut transformer ou rejeter l’idée ou la convention. Pour produire ses livres, Blake fut obligé d’introduire un complément isomorphe parallèle à ses poèmes, sous la forme d’illustrations, et de développer sa propre technique. Pour exprimer ses idées Apollinaire dut s’affranchir de la strophe traditionnelle et des conventions d’orientation du texte de gauche à droite et de haut en bas. Non seulement les poètes : mais aussi les scientifiques. L’introduction du concept de zéro et sa formulation symbolique présupposaient la gestalt de la notation positionnelle et le rejet de l’addition. Selon les séquences dans lesquelles on les assemblait, telles que 123, 132, 213, 231, 312, 321, les chiffres 1, 2 et 3 revêtaient une signification totalement différentes. Il y avait davantage de similarité entre 101 et 109, malgré la disparité des chiffres composant les deux nombres, qu’entre 101 et 011. Les termes de la première paire sont plus ou moins égaux sur l’échelle de la centaine, chacun la dépassant légèrement ; la seconde ne prétend pas à l’égalité. La matière tabulaire a détruit la convention de lecture de gauche à droite : si l’on peut disposer une liste de mots selon une marge à gauche, la liste des chiffres est quant à elle arrangée de part et d’autre d’une position zéro.

Malgré ces attaques, le livre est généralement resté semblable à sa mouture initiale, conçue il y a plus de cinq cents ans. Telles une éponge s’imprégnant d’eau ou un mot absorbant un contenu émotionnel auquel il n’était pas adapté, ce sont ces conventions qui ont incorporé les nouveaux concepts, et non les nouveaux concepts qui ont déterminé les nouvelles conventions et les nouvelles solutions. Mais les nouvelles solutions sont nécessaires : si les ouvrages de mathématiques, les bilans commerciaux & la matière tabulaire sont généralement si disgracieux, c’est que la bonne gestalt, la belle équation, la solution requise, ne sont pas employées. Le livre est un lit de Procuste.

Non seulement les concepts de base du livre n’ont jamais été mis en question, mais l’histoire de la société & la structure industrielle de ces cinq cents dernières années sont elles aussi responsables. Encouragée par notre société avide, la production de masse & la vitesse dans le domaine de l’imprimerie a exigé de soumettre la production à des schémas toujours plus rigides, spécialisés & centralisés. La division des tâches, l’absence de responsabilité pour le produit fini ou pour sa conception originelle, signifie que l’artisan œuvrant au sein d’une telle structure se retrouve totalement fractionné. Aujourd’hui, l’imprimeur cache de nombreux hommes, de nombreuses fonctions distinctes & codifiées : l’homme se fait usine & foyer, travail & jeu, acquisition & dépense. Le travail présuppose une tâche unique, hautement spécialisée, qui ne développe qu’une seule facette de la personnalité & des compétences, et qui réprime, atrophie & pervertit toutes les autres dans l’expression considérée comme agression, comme guerre & comme chasse gardée des classes oisives. Dans l’archétype de notre société, aucun homme n’est un individu responsable ou créatif ; dès la naissance, on nous dissuade, au moyen d’une pression environnementale, d’être responsable ou créatif.

La mise en relief de l’évolution technique & mécanique a transformé l’outil, manipulé et contrôlé par l’individu, en une machine actionnée par l’énergie extérieure, dont le contrôle est circonscrit aux limites imparties par son concepteur. La machine n’est pas tant l’extension que la concrétion de la main. On peut entrainer la main à être aussi créative que l’esprit, avec lequel elle fonctionne en symbiose ; chaque machine est conçue comme une solution à un problème. Même sous sa forme la plus perfectionnée, telle que l’ENIAC (le « cerveau électronique »), la machine repose sur des principes comportementaux ; l’essence de l’esprit tient dans sa capacité d’agencement. L’esprit produit des gestalt, la machine des additions.

Les nouveaux problèmes de configuration & de conventions constituant de bonnes solutions exigent le plus haut degré de liberté mécanique. Pour la tabulation de résultats connus ou découvrables de problèmes, la machine à calculer de Babbage, qui imprime seule ses propres résultats, non sujette aux erreurs de transcription humaines, est le modèle type : pour l’activité créative, l’esprit, la main, l’objet & l’outil-machine sont mieux adaptés que les dispositifs automatiques et télémécaniques. On pourrait penser résoudre les problèmes en accordant plus de pouvoir au typographe bâtard. Mais étant lui-même un schizoïde aux cheveux courts, inculte, irresponsable & fou, assimilateur de la machine par excellence, il se voit forcé d’agir en tyran, d’imposer son propre surmoi à autrui, incapable qu’il est de mettre en œuvre le travail dont il assure la conception. Les solutions ne surviennent que rarement, excepté au contact du matériau & à travers son expérience sensible.

Il faut par conséquent prescrire une organisation de l’atelier : la liberté de composer manuellement, la simplicité du matériel, la responsabilité & l’autodiscipline de l’artisan. Préférer la composition manuelle & le travail de la presse au clavier de la machine et de la pensée-machine diminue peut-être la production, mais une société qui ne se soucie que de production n’a ni besoin ni désir de travaux expérimentaux à fort tirage. De tels travaux ne constitueront pas seulement des tentatives de résoudre des problèmes relevant de la psychologie gestalt : les poètes & les scientifiques exigent eux aussi de nouvelles solutions. La société est à ce point fractionnée qu’il est primordial de réduire le nombre d’exemplaires des œuvres fondamentales et originales ; dans tous les cas, cet environnement schizoïde considère généralement la nouvelle solution comme étant séditieuse & pornographique, quand il ne l’accuse pas d’être totalement absconse.