Le geste d'écrire

Vilém Flusser


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Il s'agit d'une action par laquelle un matériau est mis sur une surface, (par exemple: de la craie sur un tableau noir, ou de l'encre sur une feuille), pour former des dessins, (par exemple: des lettres). Les outils de cette action, (par exemple: le crayon ou la machine à écrire), sont des instruments pour ajouter un matériau à un autre. On pourrait donc supposer que le geste d'écrire est un acte constructif, si par "con—struction" nous voulons dire: ajouter divers matériaux pour former une structure nouvelle. En réalité, le contraire est le fait. Par son "essence", (eidos), le geste d'écrire est un acte d'excavation, de gravure, et le verbe grec "graphein" en est toujours le témoin. Sa technique actuelle cache cette essence. Il y a quelques milliers d'années qu'on s'est mis à gratter des surfaces des briques mésopotamiennes, et c'est cela, pour notre tradition, l'origine de l'écriture. Il s'agit d'un geste dé—structif, d'un acte qui enlève. Écrire, c'est faire des trous. C'est in—scrire, et ce n'est pas sur—scrire, quoique la technique le nie à présent. Un texte êcrit n'est pas une formation sur une surface, mais une in—formation dans une surface. Il s'agit d'un geste pénétrant, négatif, par son origine, et par son in—tention, quoique par sa technique le geste soit son propre contraire.

Bien sûr; nous ne sommes pas conscients de ce fait pendant l'acte. Nous ne pensons pas à l'acte d'écrire, mais à ce que nous écrivons, car écrire pour nous est une habitude, et les habitudes sont des actes qu'on fait sans y songer. En effet: écrire est plus qu'une habitude, c'est presque une aptitude. Il parait qu'il y a des centres d'écriture dans nos cerveaux. Nous sommes donc nés avec la capacité pour écrire, comme les oiseaux sont nés avec la capacité de faire des nids. Mais cette comparaison est sûrement fausse. L'écriture ne peut pas être dans notre programme génétique, car il s'agit d'un geste culturel qu'il faut apprendre pour pouvoir le faire. L'écriture doit être dans notre programme culturel. Néanmoins: il nous faut apprendre à écrire pour devenir ce que nous sommes par notre nature: des hommes nés au vingtième siècle. Comme il nous faut apprendre à marcher et à parler. Ou peut—être est—ce une exagération? Peut—être y a—t—il une hiérarchie qui ordonne le passage entre la nature et la culture dans l'homme, selon laquelle marcher est plus naturelle que parler, parler plus naturel qu'écrire, et respirer plus naturel que marcher? ou peut—être encore: vouloir faire la distinction entre la nature et la culture est une erreur ontologique, quand il s'agit de l'homme? En tout cas: nous ne pensons pas à l'acte d'écrire pendant l'action, car c'est pour nous un geste "naturel". Nous écrivons tout simplement.

Mais si nous y pensons, le geste devient complexe. Il nous faut de nombreux donnés pour pouvoir écrire. D'une surface vide, (par exemple: d'une feuille de papier). D'un outil pour mettre du matériau sur cette surface, (d'une machine à écrire, par exemple). Des formes pour mettre sur la surface, (par exemple: de lettres de l'alphabète). Ces formes peuvent être emmagasinées dans nos mémoires, (le cas du crayon), ou dans la mémoire de l'outil (le cas de la machine). Il nous faut des règles qui donnent une signification aux formes, (dans le cas des lettres cette signification est une série de sons d'une langue parlée). Il nous faut de règles qui ordonnent les formes sur la surface, (de l'"orthographie"). Il nous faut une langue parlée- qui est signifiée par les formes. Il nous faut des règles qui ordonnent cette langue, (la "grammaire"). Il nous faut avoir quelque chose à articuler — dans cette langue, (par exemple: une "idée"). Il nous faut un motif pour articuler cette chose. Et cette liste des donnés indispensables n'est pas complète. Et ce qui est pire encore: les donnés indispensables sont de provenance ontologique variée. La machine à écrire n'est pas de la même réalité que ne l'est la langue parlée, et celle-ci n'est pas de la même réalité que ne l'est la grammaire. Écrire est un acte complexe surtout par la complexité des couches ontologiques qu'il mobilise.

La structure du geste est linéaire. Mais il s'agit d'une linéarité spécifique. On commence, en thèse; par le coin supérieur à gauche de la surface, on fait une ligne jusqu'à ce qu'on arrive au coin supérieur à droite, on saute à gauche pour recommencer le geste un peu plus en bas, et on répète ce mouvement jusqu'au coin inférieur droit. Il s'agit d'une structure apparemment accidentelle: elle a été imposée sur le geste par les accidents de notre histoire. Elle pourrait être différente, et, en effet, elle l'est dans d'autres civilisations. Néanmoins: cette structure là, qui est le résultat d'accident: aussi méprisables comme c'est la qualité de la boue en Mésopotamie, ordonne toute une dimension de notre être—dans—monde: elle ordonne nos pensées linéaires, logiques, historiques, scientifiques. ‘Car nous sommes programmés pour ce type de pensées par notre écriture, et, inversement, ces pensées sont programmés pour être écrits selon la structure que je viens de décrire. Le moindre changement dans cette structure changerait, sans doute, ce type de pensées Mais, bien sûr, l'inverse est aussi vrai: tout changement structurel dans nos pensées implique un changement dans la structure de l'écriture, peut-être est—ce en train d'arriver à présent.

La machine à écrire est programmée pour une telle structure. Elle ne peut pas faire aisément des lignes diagonales ou spirales sur la surface, par exemple. Le stylo peut le faire. Apparemment nous sommes plus "libres" avec le stylo qu'avec la machine. La structure qui programme nos pensées linéaires nous détermine d'avantage si nous frappons. Elle est plus "matérielle" que dans le cas du crayon. Mais est—ce ça la "liberté": mépriser nos programmes? Pour être libre, ne faut-il pas assumer le programme, pour le changer ensuite? Si je frappe des lignes diagonales, (en manipulant le papier, par exemple), n'ai—je pas écrit d'une manière plus "révolutionnaire"? La machine est un instrument plus "créatif" que le stylo précisément parce qu'elle matérialise le programme de mon geste d'écrire, et le rend ainsi plus conscient et mieux visible. la poésie concrète, (qui est un geste d'écrire en recherche de structures nouvelles), en est une preuve.

Le stylo et la machine sont des outils qui posent du matériau sur la surface. Mais le stylo, (et le crayon, et le pinceau), conservent encore la forme pointue du bâton mésopotamien originel. On voit, quand on regarde un stylo, qu'écrire est, par son intention, l'acte de graver. Dans la machine, on ne le voit plus. Elle ne ressemble pas un bâton, mais un piano. A—t—elle trahi l'"essence" de l'écriture? Pas du tout. Comme le piano, elle est composée de marteaux. Quand on frappe un texte, on martèle une surface "Frapper", c'est taper contre. Taper à la machine, c'est reconquérir l'expérience mésopotamienne de l'écriture. Écrire redevient un geste pénétrant qui nie. Seulement: on nie la surface avec ses dix doigts, et non avec une seule pointe. Et c'est cela le geste d'écrire: nier la surface pour la pénétrer, on peut le sentir concrètement, quand on tape à la machine. Mais ce geste qui nie la surface pour la pénétrer, n'est-ce pas la phénoménalisation de la pensée? Penser, n'est ce pas vouloir nier les surfaces pour les pénétrer? Quand on tape à la machine, on fait le geste de la pensée. On pense concrètement quand on tape. Au moins: c'est mon expérience à moi.